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Les crimes d’honneur en Turquie, symptômes de sociétés en transition
mardi 20 mai 2008 par Anne Guezengar
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N’importe quel observateur un peu sérieux analyserait l’évolution de la législation italienne sur le divorce ou la contraception à l’aune du poids du Vatican dans le pays, c’est-à-dire de critères internes à la société italienne, sans songer un instant à l’attribuer à son appartenance à l’Union Européenne. Ne pas adopter le même type de raisonnement pour la Turquie est un peu inquiétant sur la nature d’une relation où pointe la certitude d’une" mission civilisatrice de la France" - élargie à l’UE - avec ce pays.
Pourtant même si la pression des négociations en vue d’intégrer l’UE ont permis d’accélérer l’achèvement de travaux entamés depuis des années, c’est d’abord parce qu’elle répondait aux attentes de la société turque - de larges couches de cette société du moins - que sa législation a pu s’inspirer des critères européens et que la refonte du code pénal de 2005 a éliminé ce que l’ancien contenait de concessions aux coutumes traditionnelles et à certaines réalités sociales peu favorables aux femmes. Les mêmes courants de cette société turque ont d’ailleurs fait reculer le gouvernement Erdogan lorsqu’il a eu la velléité de vouloir faire promulguer une loi pénalisant l’adultère.
Un pays ouvert aux changements
La Turquie a connu en effet de profondes mutations au cours des trois dernières décennies. Turgut Özal dirigeait un pays encore majoritairement rural. Aujourd’hui, c’est un pays essentiellement urbain, où le secteur de l’agriculture occupe moins de 30% des actifs. L’illettrisme a chuté, même s’il reste des progrès à accomplir, notamment en direction des populations les plus défavorisées de certaines zones rurales et de certains gecekondus des villes pour que la scolarisation primaire obligatoire soit une réalité pour tous. A cet égard il serait intéressant de se pencher sur l’impact de la campagne Baba beni okulagönder (papa, envoie moi à l’école) destinée à promouvoir la scolarisation des petites filles. Mais ce sont les générations les plus âgées et dans le Sud-est, encore toute une génération de femmes qui étaient en âge d’être scolarisées pendant la sale guerre de la décennie 90 qui sont massivement touchées. Il n’est plus non plus de régions complètement enclavées. De grandes routes ont été ouvertes, sillonnées par de multiples compagnies d"autobus. Plusieurs lignes aériennes desservent quotidiennement la plupart des grandes villes du territoire.
Vizyontele, le film à succès du réalisateur Yilmaz Erdogan, originaire d’Hakkari dans l’extrême Sud-est du pays, évoque avec humour l’arrivée de la télévision dans sa région à la fin des années 70. A l’époque, c’était le très populaire Kemal Sunal avec son personnage de benêt plein de bon sens qui apportait le message du progrès contre les obscurantismes villageois. Aujourd’hui c’est un modèle de société prônant le droit au bonheur individuel que les chaînes de télévision commerciales, autorisées depuis le gouvernement Özal, divulguent dans tout le pays à travers leurs talks et reality- shows ou leurs séries télévisées très prisées. Les valeurs transmises par leur message, celles d’un monde globalisé où l’individu est roi, se heurtent naturellement de plein fouet aux valeurs traditionnelles qui privilégient l’harmonie du groupe. C’est ce message qu’elles portent aussi, en négatif, quand l’action d’une série pleine d’honneurs chatouilleux, de vendettas et de passions contrariées par le poids des traditions se déroule dans un Sud-est du pays revisité. Mais ce Sud-est télévisuel dont les Turcs raffolent, n’a rien à voir avec le pays réel. Même si certaines sociétés claniques sont coutumières du crime d’honneur, il était traditionnellement une exception et non la règle, les relations villageoises étant suffisamment codifiées et la surveillance du groupe sur l’individu, notamment sur ses jeunes, assez efficaces pour éviter que celui-ci en arrive à cet extrême. Et il n’est pas rare que des familles refusant de sacrifier un enfant au code de l’honneur choisissent de fuir le groupe en migrant vers une grande métropole.
Les crimes d’honneur en recrudescence dans les quartiers déshérités des grandes villes
Mais la Turquie s’inquiète à juste titre de constater qu’alors que même dans les milieux traditionnels, les unions sont de plus en plus l’affaire des fiancés eux-mêmes (du moins les familles tiennent de plus en plus compte des inclinaisons personnelles des jeunes gens) les crimes qualifiés d’honneur, loin de régresser, ont tendance à augmenter. Or c’est dans les quartiers déshérités des grandes villes où ont échoué, souvent brutalement, des populations déracinées et non dans les milieux ruraux traditionnels que cette pratique se développe. Les jeunes générations adoptent rapidement les valeurs et les comportements de la société urbaine dans laquelle elles vivent et dont elles ont été nourries depuis leur plus jeune âge par la télévision. Dans les gecekondus surpeuplés ou dans les nouvelles cités populaires qui poussent autour de toutes les métropoles, les rencontres plus nombreuses qu’au village entre jeunes gens, au lycée ou dans les cages d’escalier des immeubles, échappent davantage au contrôle de la famille. Les nouveaux moyens de communication et tout particulièrement le téléphone portable que beaucoup d’adolescents possèdent, facilitent les flirts. Face à cette perte de contrôle sur leurs proches, des individus qui ont déjà perdu la place qui était la leur au sein du groupe peuvent réagir avec brutalité, surtout si une rumeur se propage dans le quartier. Et des hommes de la famille peuvent alors se charger d’éliminer celle ou ceux qu’on accuse d’avoir attenté à sa réputation. Ces formes de violences sont pourtant moins le symptôme de mentalités figées dans des traditions archaïques, que celui de sociétés en transition dans lesquelles certains individus déboussolés par la perte de leurs repères traditionnels réagissent en adoptant des comportements extrêmes.
Depuis que le nouveau code pénal est entré en vigueur les circonstances atténuantes ne sont plus automatiquement accordées aux assassins ayant commis un crime d’honneur, quelle que soit la pression exercée par le groupe auquel ils appartiennent. Mais punir ces meurtres avec une sévérité accrue reste insuffisant pour juguler le phénomène. Et stigmatiser une communauté - en l’occurrence les Kurdes auxquels ce type de crime est à tort systématiquement associé - risque de provoquer d’inquiétants replis sur soi. C’est ce que ces sociétés ont à dire d’elles-mêmes qu’il est d’abord indispensable d’entendre. Mais il faudrait aussi avoir envie de les écouter.
Anne Guezengar
Source : Turquieeuropeenne.eu
Anne Guezengar
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